Chapitre 1

Chapitre 1

UN ŒIL FERMÉ

Ils sont une élite
Ils sont invaincus, ils sont
Des poussières au vent

Ça n’aurait dû être qu’un vol de routine.

« Tout le monde est là ? hurla le capitaine. Girault ! Battier et Stall te collaient au train… ?

— Ils étaient juste derrière, mon capitaine. Ils ont pas réagi assez vite… Ça s’est refermé sur moi.

— Merde ! »

Ça n’aurait dû être qu’un vol de routine, une patrouille comme il s’en faisait tous les jours au-dessus de ces foutues montagnes. Personne n’avait rien vu venir – ni les chevaucheurs, ni même les griffons. Le tissu du ciel s’était déchiré sans un bruit, et de cette plaie s’étaient déversés une pluie d’éclairs, de la grêle assez véloce pour transpercer l’acier.

« Néra ? reprit le capitaine.

— Nous sommes un peu secouées, répondit la jeune femme pour sa monture. Mais ça va !

— Sautiet ? »

Sautiet ne bougea pas à l’appel de son nom. Sa tête était prise dans l’étau d’une migraine fulgurante ; son nez coulait d’un sang ferreux qui lui saturait les sens. Il entendait à peine. Ses oreilles écoutaient le grondement qui enflait toujours plus autour d’eux ; ses yeux surveillaient les taches de lumière qui s’étalaient sur la paroi des nuages. Six chevaucheurs et leur griffon – non, quatre à présent. Ils faisaient du surplace au centre d’une sphère quasi parfaite, découpée dans un coton noir à plusieurs centaines de mètres du sol. Au dehors, le hasard et la mort.

« Sautiet !

— On n’aurait pas dû dévier de la trajectoire prévue ; on aurait dû suivre l’itinéraire de patrouille, dit-il. Où est-ce qu’on est… ?

— Dans l’oculus de la tempête, fit Néra. »

Les quatre chevaucheurs jetèrent des regards qui ricochèrent contre les murs d’orage. Aucune issue sur les côtés, ni au-dessous d’eux, et, Sautiet le vit en se tordant la nuque :

« Au-dessus non plus, dit-il. On ne peut pas s’échapper par l’ascendant. »

Les trois autres haussèrent la tête à leur tour. Le capitaine Lanne tira sur son écharpe ; une rangée de dents serrées apparut.

« Ça n’a rien de naturel, grogna-t-il. On ne devrait pas rencontrer d’ouragan aussi loin au nord…

— Est-ce de la magie ? osa Girault. On aurait franchi la frontière, sans s‘en rendre compte ?

— Un shaman orog ? Ce serait bien l’œuvre d’un démon… »

Sautiet l’avait chuchoté, mais la foudre lui avait cédé quelques secondes de silence pour faire tonner sa parole. Chacun affermit sa prise sur ses rênes. Les griffons se dressèrent au mot « orog », alertes face à l’ennemi invisible qui les aurait emprisonnés dans cette bulle, en attendant le coup de grâce. Sautiet scruta à nouveau les nuages mouvants. Il les sentait se rétrécir sur eux un instant ; aussitôt qu’il relâchait son œil, les murs avaient repris leur position initiale. Un éclair lointain sembla le narguer.

« C’est impossible. Nous sommes toujours en Lantardie, planta Néra, droite telle une flèche.

— Voilà des mois qu’on nous indique une activité orog dans les forêts frontalières, dit Girault. Je veux bien que certains rapports puissent avoir été grandement exagérés, mais enfin…

— Donc, on est coincés ? On va tous crever, c’est ça ? répliqua Néra, sa voix partant dans des aigus nerveux. On ne peut pas rester là ; il faut qu’on tente quelque chose, n’importe quoi ! Si c’est bien un shaman qui nous a pris pour cible, on ne peut pas rester là – non. On doit…

— Ce n’est pas de la magie orog. »

Le capitaine Lanne les observa un à un ; puis il parut tourner son regard à l’intérieur de lui-même, parmi de vieux souvenirs.

« La magie orog, réitéra Lanne, ça ne se balance pas comme ça. Alors, on se calme, et on réfléchit. Il faut des jours pour qu’un shaman lève un blizzard ; ça ne tombe pas d’un coup. Et ça nécessite des rituels complexes. Vous n’avez pas connu ça. On perçoit les changements de température dans notre chair, les variations de pression sous les ailes des griffons… »

La monture de Néra en donna deux battements agacés, comme pour sortir le vétéran de ses songes.

« Dans ce cas, qu’est-ce que c’est ? demanda la jeune femme. Hormis se faire offrir des pintes et se faire mousser auprès des bleus, vos histoires de campagne ne servent donc à rien ?

— Je ne sais pas ce que c’est, lieutenant, piqua le capitaine en retour, mais savoir ce que ce n’est pas s’avère au moins aussi important pour préserver la vie de mes hommes. Or… »

Sautiet le sentit – son griffon de même. Un changement brutal dans la pression atmosphérique. Le vent avertissait ceux qui seraient assez sages pour obtempérer. Un froid s’insinua sous l’uniforme du chevaucheur ; il n’aurait pu dire si c’était la caresse de l’air ou celle de la peur. Le capitaine Lanne s’était suspendu dans sa phrase. Son regard croisa celui de Sautiet :

« Tu l’as ? fit-il.

— Je crois.

— D’où ça ? Ma droite ?

— Non.

— Devant ?

— Je ne pense pas non plus…

— Il a quoi ? s’excita Néra. De quoi vous parlez ? »

Lanne et Sautiet sondèrent les murs de nuages, à la recherche d’un remous dans les volutes, d’une lumière plus vive que les autres qui se rapprocherait d’eux. Si l’ouragan se déplaçait, il appuierait sur l’oculus selon un plan médian, comme un enfant pousserait une bille d’une pichenette. Selon toute logique. Mais la logique n’avait plus cours dans cette bille suspendue à plusieurs centaines de mètres au-dessus des terres. Là où il n’y aurait pas dû y avoir d’ouragan. Là où il n’y aurait dû avoir qu’un simple vol de routine.

Le froid sous l’uniforme de Sautiet s’intensifia. Le chevaucheur comprit alors que c’était de la peur. Son instinct lui fit donc lever la tête dans la seule direction illogique – la seule qui restait. Il vit que la voûte au-dessus d’eux perdait en courbure ; et qu’il n’y avait plus que cinquante mètres d’air sur les quatre-vingts initiaux qui les séparaient du sol.

« Mon capitaine. Ça vient d’en haut. Et ça va nous écraser. »


Lanne leva lui aussi la tête. Ses dents se desserrèrent d’abord ; ses lèvres formèrent une fente ensuite.

« Putain, souffla-t-il, avant de regagner sa voix galonnée. On plonge ; tout le monde plonge ! Allez ! »

Le capitaine piqua pile à l’aplomb. Dans son sillage, Néra lui grignotait cinq pieds à chaque brassée. Sa griffonne Aveline pouvait rattraper n’importe qui – et le distancer. La gravité ne l’aimait guère et elle ne pouvait l’appeler à son aide mais elle devançait le vent, évitait ses trous, sautait sur ses bosses. Aveline faisait des ronds autour des gros mâles de l’escadron. Sautiet n’eût pas été surpris que la petite griffonne pût esquiver les javelots de foudre que la tempête lui lancerait.

« Tu fous quoi ? lui cria Girault. On décroche ! »

Sa monture siffla tout près de l’oreille de Sautiet. Le jeune homme eut un soubresaut ; son griffon Nydir battait sur place, paré à basculer aussitôt que le chevaucheur donnerait le signal. Sautiet pencha son corps vers l’avant. Il fut frappé par une colonne d’air solide tandis qu’il chutait sur un fil vertical parfait. Son torse valdingua contre la croupe de Nydir, il lutta pour se repositionner dans l’alignement du griffon, creusant toujours plus fort dans les courants. Sautiet risqua un regard par-dessus son épaule ; une rafale lui lança son poing dans la joue. Derrière eux, le plafond de nuage s’abaissait comme le piston d’une seringue ; devant eux, l’écart avant de cogner contre la paroi inférieure de l’oculus se rétrécissait trop vite.

La paupière de l’ouragan allait se clore sur eux.

Néra avait pris la pointe de la formation, Lanne en deuxième qui surveillait les traînards. Nydir capta alors une turbulence à quelque vingt mètres, à deux heures. Juste sous le bec du griffon de Girault. Sans doute qu’il l’avait prise en compte, ou – non, il allait s’encastrer droit dedans. Sautiet savait que sa voix ne vaincrait jamais le vacarme ; il s’époumona dans l’oreille de son griffon :

« Préviens-les ! Maintenant ! »

Nydir lâcha un cri d’arrêt, si impérieux qu’il claqua au-dessus du tonnerre roulant. Girault se renversa juste à temps ; sa monture déploya sa voilure ; ils accrochèrent le rebord de la turbulence qui les catapulta cinquante mètres en retrait. Toute la vitesse acquise, annihilée. Le hurlement de Girault clignota quand il fusa au niveau de Sautiet avant de tournoyer derrière lui. Son griffon appela à l’aide.

Sautiet jura dans son écharpe. Il hésita à infléchir son cap : il était peut-être déjà un mort en sursis, il n’y avait peut-être déjà plus rien à faire pour sauver Girault ou se sauver lui. Ou peut-être qu’il y avait une décision à prendre – et qu’il était trop couard pour la prendre.

« Informe le commandement ! »

Cet ordre avait fendu la bise. Le chevaucheur se retourna dans sa selle ; le capitaine Lanne nageait à rebrousse-courant pour tenter de récupérer Girault qui n’était plus qu’une tache floue. Deux instants ou trois instants plus tard, ils avaient disparu dans les nuages. Sautiet sut qu’il ne les reverrait pas.

Devant, Néra avait freiné jusqu’à être rejointe par Nydir. Ailes des griffons repliées, pratiquement au botte à botte avec Sautiet, elle jeta sa phrase dans le vide entre eux.

« Je connais une crevasse ; file-moi ! Je lèverai le poing… trois secondes, puis horizontale ! »

Sautiet acquiesça par réflexe. Les données lui parvinrent par saccades. Il injecta ses déductions dans les interstices de la phrase. Néra avait dû repérer une crevasse plus tôt dans la journée ; elle souhaitait les y conduire pour s’y abriter d’ici la fin de la tempête. La surface de l’oculus se rapprochait toujours plus. Ils la percuteraient d’une seconde à l’autre. Néra lui proposait de virer à l’aveugle dans la nappe. Elle savait donc exactement où se situait la crevasse, à quelle altitude ils se trouvaient, et de combien ils avaient chu – comment ?

Sautiet acquiesça une seconde fois. Il n’était pas sûr du plan ; mais il était sûr de son sort s’il n’en suivait aucun. Néra se tassa contre sa griffonne en réponse. Aveline se coula devant Nydir, perforant la résistance de l’air aussi facilement qu’une dague dans une gorge. Ses plumes grises virevoltèrent un moment devant les yeux de Sautiet, puis ils pénétrèrent dans l’ouragan. Ou plutôt l’ouragan les accueillit-ils dans son ventre.

La grêle postillonna partout sur le chevaucheur. Il entendit les impacts sur sa cuirasse, sur les arêtes du casque, le métal qui cinglait à chaque éraflure. Il vit le cuir de ses gants qui s’élimait comme un fruit qu’on pelait ; il accusa les coups dans les genoux, les incisions sous l’écharpe. Un grêlon plus vicieux que les autres entailla sa pommette d’une plaie qui brûla froid. Sautiet ne la sentait pas saigner ; le vent faisait compresse. Le chevaucheur essayait de happer les rares poches d’air qui pouvaient subsister mais c’était s’étouffer dans du néant. Un autre grêlon l’atteignit dans le verre droit de ses lunettes de vol. Pas plus grand qu’un gravillon. Bien plus rapide qu’un tir de fronde. La nuque de Sautiet se tordit sous le choc. Il ferma les yeux, se protégea vainement de son bras. À peine s’était-il replacé qu’un troisième grêlon ricocha sur le cerclage des lunettes. Un quatrième heurta le verre gauche. Fissures. Quelque chose avait effleuré son œil. Du vent suintait depuis l’impact.

Sautiet étouffa une plainte, recouvrit son verre gauche de sa paume. Plus bas, les plumes grises d’Aveline devenaient blanches sous le pinceau de la foudre. Il fallait la suivre. L’orage crépitait entre des points sans attache, entre deux coordonnées incalculables. Quelque part, à quelque moment, un éclair sans cause ni conséquence. L’électricité engendrait ses anguilles qui se tendaient, se contorsionnaient pour mordre quiconque passerait à portée. Néra déviait subtilement de sa trajectoire avant de se recentrer – Sautiet restait dans son aspiration sans comprendre quel instrument la guidait.

Un tonneau de sa griffonne, sur la droite ; une détonation là où son corps se fût trouvé.

L’intuition. L’intuition, ou la sorcellerie.

Néra haussa finalement le bras. Concentrée sur son itinéraire, sans s’assurer même que Sautiet avait reçu la consigne, elle l’abaissa pour réduire sa prise à l’air. Deux secondes s’égrenèrent. Aveline esquissa une figure que Sautiet n’aurait jamais imaginée – essayée moins encore. La griffonne convertit toute son inertie d’un vecteur vertical jusqu’alors, aplatit la courbe presque à angle droit, et traça si proprement qu’elle s’était presque évanouie lorsque Nydir démarra sa manœuvre, à la troisième seconde.

Les entrailles de Sautiet se comprimèrent ; son cœur sembla rebondir dans sa cage thoracique. Un picotement engourdit sa main tandis qu’un éclair craquetait à deux battements d’ailes sur leur droite. Il sentit son poignet trembler, ses phalanges saisies de spasmes. Griffon et chevaucheur avancèrent sans plus d’indication que la queue d’Aveline, qui flottait entre tangible et fantomatique. Sur vingt mètres, puis cinquante, puis cent. Jusqu’à ce que le mur de l’ouragan cessât brutalement, trois mètres avant… ils n’y arriveraient jamais.

Les chevaucheurs avaient émergé des nuages à trois mètres de la crevasse, à un mètre trop haut ; et l’ouverture elle-même n’excédait pas un mètre cinquante de largeur. C’était couru d’avance : comment Néra aurait-elle pu évaluer leur altitude avec une telle précision ? Qu’ils fussent si près tenait déjà du miracle ; les dieux s’étaient épuisés sur leur cas. Sautiet et Néra ne passeraient pas. Mais Aveline se mut gracieusement sur une oblique, pivota sur son axe alors que sa chevaucheuse faisait plat-ventre contre elle. Et ainsi, elles s’évanouirent.

Aveline était la plus acrobate de l’escadron ; Néra l’une de ses meilleures pilotes. Nydir et Sautiet, eux, étaient un projectile de trébuchet qui fonçait sur une muraille. Et le chevaucheur ne se voyait pas briser celle de la montagne. Sautiet tourna ses hanches pour réorienter son griffon, tira d’un geste brusque sur les rênes ; Nydir s’échina pour ralentir de biais, son flanc contre le versant. Ils étaient trop lourds. Le griffon ne put rétracter son aile gauche avant la collision.

« Non, non, non, n– ! »

Sautiet entendit la roche s’effriter, les os se disloquer. Ses vertèbres craquèrent comme un jeune frêne sous la hache mais ce n’était pas lui qui avait rompu : son griffon hulula, sa détresse répercutée sur la pierre qu’il avait sottement défiée. Nydir larda en vain, griffa la falaise, en quête d’une prise, mais rien que de la poussière qui lui fila entre les serres. Le griffon s’abîma dans le tumulte de l’ouragan. Incapable de se stabiliser, il déploya son aile droite, qui se gonfla sous une bourrasque et le déséquilibra encore davantage. Ils toupillèrent au milieu du ballet des éclairs. Le chaos se démultipliait dans les lunettes fissurées de Sautiet. Les formes n’avaient plus de sens ; les couleurs n’avaient plus de sens ; le bas et le haut n’avaient plus de sens. Le chevaucheur s’entendait haleter dans son écharpe, gémir quand un grêlon lui écorchait la peau. Il était un sablier, son sang en faisait le grain ; Sautiet ne savait plus où tomber, et il en perdait la notion du temps. Il allait défaillir sous la force de poussée ; sa vision s’assombrissait. Une clarté, enfin, se fit dans un recoin de son cœur. Peut-être celle qui lui avait fait défaut tantôt : Nydir ne pourrait jamais se rétablir avec sa masse inerte sur le dos.

« Je dois – je dois… »

Sautiet tâtonna péniblement sa cuisse. Ses doigts s’enroulèrent autour du manche de son poignard. À cette altitude, les probabilités étaient nulles. Il était foutu, un gigot ficelé à son griffon. S’il pouvait libérer Nydir de son fardeau, s’il pouvait lui conférer cette toute dernière chance d’en réchapper…

Ses jambes ne lui renvoyaient plus la moindre sensation. Sautiet coinça sa lame entre son pied et l’une des sangles de fixation sur la selle. Il se mit à cisailler. L’armée royale ne lésinait pas sur le cuir – un cri de rage rauque monta de sa gorge. Une lanière tranchée. Puis l’autre pied. Sautiet était à bout de souffle ; sa main droite ne s’arrêtait pas de trembler. Il hurla encore une fois sa frustration. Sa voix résonnait comme loin de son propre corps. La sangle céda, son arme manqua de sauter hors de ses doigts gourds. Il eut un vertige. Un chevaucheur n’était pas censé avoir de vertige.

« Plus que quatre sangles. Quatre. Sangles… »

Mais son poignard lui glissa des mains. Et la réalité glissa hors de sa conscience. Un voile noir l’enveloppa.


Il dormait sur un matelas chaud.

Sous une couverture gelée.

Sautiet s’ébroua. Sa tête lui tirait sur son cou comme s’il y coulait du plomb. Il essaya de bouger son bras gauche – une lance de douleur lui perça le coude. Le chevaucheur se redressa ; le froufrou de la neige lui parvint diffusément. Ouaté. Il palpa le duvet de plumes sous lui. Nydir. Sautiet cala tant bien que mal sa main droite pour la pincer de ses doigts gauches, retira son gant sans solliciter son bras blessé. Il palpa derechef. Un soupir rassuré s’expira de sa bouche sèche.

« Vanaronh soit loué, remercia-t-il les cieux, avant de souffler à son griffon. Tu es en vie. »

Sautiet déchaussa ses lunettes. Son œil gauche demeurait scellé. Ils s’étaient échoués dans un bosquet. Autour de lui, la forêt du nord bruissait pareille à elle-même, pareille à ce qu’elle devait être un siècle auparavant. Pareille à ce qu’elle était avant la tempête. Sautiet haussa son regard. Il ne subsistait rien du monstre de coton noir qui s’était abattu sur l’escadrille, et l’avait avalée, pas même une cicatrice dans le ciel ou une larme qui s’en fût versée. À l’aplomb, des branches de pin s’étaient délestées de leur fond de teint. Ils avaient dû récupérer des ascensionnels qui les avaient freinés, tapé dans la canopée, peut-être un ou deux bancs de neige… Le chevaucheur remercia encore Vanaronh mais il avait fallu plus d’un dieu sur le coup. Il défit les sangles qui lui restaient, se laissa tomber à terre. Un examen rapide de Nydir – le griffon avait perdu connaissance. Pas de plaie apparente. Pouls normal, lent comme un tambour de rameurs. Son aile cassée ne risquait pas de gâter quoi que ce soit fût. Mieux valait le laisser au peu de repos que cette chute pouvait lui procurer.

Un regard pesa soudainement sur la nuque de Sautiet. Puis un son attira son attention, à six heures. Il fit volteface, dégaina son épée d’un même mouvement et la braqua dans la direction d’un fourré.

« Qui va là ? »

Sa voix était un croassement qui mourut dans le manteau des conifères. Sa lame s’était désaxée dans la chute ; son cliquetis trahissait les tremblements qui parcouraient son poignet. Il eût été incapable de taillader un loup, mais un maraudeur se tapissait peut-être. Si Girault avait raison ? S’il y avait bel et bien un shaman orog dans ces bois ? Sautiet déglutit.

« Je suis un officier de l’armée royale, rappela-t-il, incertain. »

Il n’y croyait plus vraiment lui-même en cet instant. Le chevaucheur s’aperçut que la fatigue avait affaissé son bras sans l’en avertir. Son épée émit une note haute en visant de nouveau le fourré. Sautiet attendit. Il attendit à s’en cramper tous les muscles des cuisses.

Une brise sereine caressa le bosquet. Il rengaina son arme.

« Néra. »

Sautiet claudiqua sur cent-cinquante mètres, jusqu’à la lisière du bosquet. La falaise lui faisait face, et il vit, alors, qu’un éboulement obstruait la crevasse où Néra s’était réfugiée. L’amertume, le soulagement – le jeune homme ne savait même pas quoi ressentir. Tout un pan de grès, effondré sur la hauteur d’une tour et encavé sur une épaisseur d’au moins plusieurs mètres. Plus rien ne pouvait respirer là-dessous. Sautiet ne se permit qu’un espoir – celui que la griffonne et sa chevaucheuse n’avaient pas souffert. Il avait échoué à aider Girault ; il avait échoué à suivre Néra ; il avait échoué à se sacrifier pour son griffon. Le destin lui avait souri ; la gloire, elle, lui avait ricané au nez trois fois pour le faire vivre en lâche. Il se retrouva les genoux dans la neige, la tête lourde de remords. Le vent reprenait de la vigueur et époussetait des entrelacs de poudreuse où il épousait le sol. Sautiet s’était recueilli un quart d’heure quand le regard lui pesa de nouveau sur la nuque. Il pivota, son épée brandie, un genou toujours à terre et l’autre jambe en tension. Il crut discerner une couleur vive – un éclat rouge, ou bien…

L’officier retint sa respiration.

Un écureuil bondit du buisson, à deux ou trois pas de Sautiet. Roux flamme, couleur crème sur la panse. Il pencha la tête de côté et cilla vers lui. Le chevaucheur relâcha le fil de son souffle, et ce fut bien assez pour mettre la petite bête en déroute.

Sautiet s’assit dans la neige, posa son casque. L’air piquant souleva une mèche de ses cheveux collés par la sueur. Il ferma son œil valide, inspira. Écouta le chant des oiseaux qui avait déjà repris. Le dernier ordre de son supérieur se raviva dans son esprit.

« Informe le commandement. »

Sautiet ouvrit son œil. En appui sur son poing serré, il se releva. S’absorba dans la contemplation de ces montagnes qu’il redécouvrait comme à la première fois. Plus loin que portait sa vue, une goutte grise refusait de se diluer dans un océan de blanc. Une enceinte s’érigeait parmi les arpents désolés de roche nue. La forteresse de Norrasq attendait que revînt la deuxième escadrille du quatrième escadron de combat. La mâchoire du jeune homme se bloqua. Au moins le lâche pouvait-il raconter comment les courageux avaient péri.

Et Nydir aurait besoin de lui, plus que jamais, pour rentrer au bercail sain et sauf.

Sautiet se mit en marche.